-
Préambule
Les concepts définis dans cette rubrique ont été regroupés pour nous aider à repérer les fonctionnements d'une œuvre d'art à partir des modalités d'appréhension sensorielle sur lesquelles les différents types de représentations peuvent de surcroît s'appuyer. Il s'agit de faire confiance à notre regard éduqué et aux travaux artistiques qui fournissent leurs propres clés de compréhension. Une immanence de l'art en découlera peut-être, loin de toutes les projections que l'on nous incite trop souvent à effectuer même si rien dans l'œuvre ne nous permet de les déduire, sous prétexte que le contenu de l'œuvre serait déjà donné avant que l'observateur averti puisse avoir son mot à dire.
Claude Debussy à Pierre Lalo :
"Mon cher ami, Il n’y a aucun inconvénient à ce que vous n’aimiez pas La Mer et je ne viens pas m’en plaindre. Peut-être aurai-je le regret que vous ne m’ayez pas compris et l’étonnement de vous trouver – une fois n’est pas coutume – de l’avis de vos confrères en critique musicale. Vous dites – gardant votre pierre la plus lourde pour la fin, que vous ne voyez ni ne sentez la mer, à travers ces « trois esquisses ». Voilà qui est bien gros d’affirmation et, qui va nous en fixer la valeur ? J’aime la Mer : je l’ai écoutée avec le respect passionné qu’on lui doit. Si j’ai mal transcrit ce qu’elle m’a dicté, cela ne nous regarde pas plus l’un que l’autre. Et vous me concéderez que toutes les oreilles ne perçoivent pas de la même façon. En somme, vous aimez et défendez des traditions qui n’existent plus pour moi, ou du moins, elles n’existent que représentatives d’une époque, ou, elles ne furent pas toutes aussi belles, ni aussi valables qu’on veut bien le dire, et la poussière du Passé n’est pas toujours respectable. Si, dans la suite, nous devions continuer à ne plus nous entendre, je n’en oublierai pas tout ce que Pélléas vous doit de chaude et compréhensive défense…. C’est même la meilleure raison de cette lettre. Mon affectueuse poignée de main."En indiquant que ses impressions, à lui musicien sensible, aussi importantes qu'elles purent être lorsqu'il commença d'écrire son œuvre orchestrale, La Mer, devaient être oubliées une fois la partition achevée, Debussy signale que les intentions de l'auteur ne sont guère importantes eu égard au résultat que son œuvre expose. Ci-dessus, La Grande Vague de Kanagawa (1831) première des 46 estampes composant les "Trente-six vues du mont Fuji", une œuvre d'Hokusai dont le traitement graphique (notamment les équivalences visuelles entre les nuages, les barques, la montagne, les courbes ou les crêtes des vagues) aurait davantage fourni de métaphores compositionnelles à Debussy que la vraie mer à proprement parler.
Dès lors il convient de se laisser guider par ce que l'œuvre réalisée peut transmettre d'elle-même par les sens, des sens qui s'éduquent, c'est d'ailleurs l'objet de cette rubrique, grâce au repérage d'opérations orientant notre appréhension sensorielle. Il s'agit de s'intéresser à ce que l'œuvre produit et moins à ce qu'elle illustre. La confrontation entre l'observateur et le travail artistique qui lui est proposé sera donc analysée. Les formules ayant présidé à l'élaboration d'une œuvre seront prises en considération si le programme qu'elles recèlent parvient à laisser des traces tangibles de son passage et s'il est repérable sans un mode d'emploi constitué ad hoc.
Vera Molnar, 30 carrés non concentriques, 1974. Vera Molnar a décalé les rectangles verticalement de manière irrégulière tout en conservant les interstices égaux de leurs rapports horizontaux, ce qui crée des sensations contradictoires. Nous sommes ainsi amenés à nous interroger sur ce que nous voyons et comment cela se produit Cela peut être le point de départ d'une recherche sur les modalités sensorielles, d'une envie de comprendre ce qui se passe dans un travail artistique qui fournit ses clés d'appréhension, d'un besoin de conceptualisation pour nous aider à repérer les mécanismes cognitifs à l'œuvre lorsque nous observons les relations plastiques proposées. Ayant constaté la nature conformative des carrés imbriqués, nous sommes à même d’en déduire que la sensorialité des bords con-tinus des triangles apparents, issus de l’alignement de certains angles droits et de l'écart régulier des lignes verticales, relève de l’endofiguration (v. ce terme) car les bords émergeant en biais ne reposent pas que sur des stimuli externes.